A la suite de nos
réflexions sur l’affaire Cahuzac, voici ce que nous inspire la toute
nouvelle adulation du site Mediapart dirigé par Edwy Plenel (en quelques
jours 10.000 abonnés supplémentaires).
En
premier lieu, il faut reconnaître qu’il existe en nous le besoin de
constater l’existence dans nos sociétés d’êtres humains et surtout de
responsables politiques moins corrompus, moins « pourris que d’autres »
et qui représentent des vertus que nous chérissons.
Il
est certain qu’il existe des êtres humains plus moraux et vertueux que
d’autres, mais pour découvrir ce qu’il en est réellement, nous avons
besoin d’autre chose que de discours, aussi convaincants et sincères
soient-ils.
Plus
profondément et parfois inconsciemment, notre besoin est même de croire
qu’il existe quelque chose qui serait le Bien absolu, opposé au Mal.
Quand nous pensons appartenir à ce camp du Bien, nous avons besoin de
croire qu’Edwy Plenel est plus indépendant que d’autres journalistes et
Jean-Luc Mélenchon plus attaché au bien public que Nicolas Sarkozy.
Ne
nous trompons pas : il ne s’agit pas, pour nous, d’affirmer que la
poursuite du Bien n’est pas un objectif légitime. Nous sommes intimement
convaincus qu’il est bon de se battre pour qu’il y ait plus de justice
dans la société, pour que le peuple ait les mêmes droits que les élites,
pour qu’il y ait moins de pauvres et de gens jetés à la rue. Nous
sommes convaincus que ce combat est noble, légitime et nécessaire.
Mais
en même temps nous observons que ce combat pour la justice souvent ne
s’appuie pas toujours sur une connaissance de la réalité, obtenue grâce à
un esprit critique toujours en éveil, mais sur une idéologie qui ne
s’exprime que par un discours. Là est le danger. On ne peut pas ne pas
être d’accord avec ce que dit cette idéologie : vivre dans un monde
égalitaire sans discrimination d’aucune sorte, sans racisme ; vivre dans
une Europe unie et fraternelle, dans un monde sans frontières, ni
barrières, ni murs qui séparent les hommes. Un danger disons-nous, alors
que rien n’est plus beau que cet idéal?
Une
idéologie, comme nous l’entendons ici, n’est qu’une projection dans
l’avenir de nos aspirations. Elle n’est que cela, si elle n’est pas
accompagnée justement de l’esprit critique qui permet une vision de la
complexité et de la totalité de la réalité.
Face
à la complexité du monde, ayant du mal à comprendre les incohérences
économiques, les manigances des financiers, la violence des guerres et
même et de la vie collective, le citoyen d’aujourd’hui se sent
impuissant.
Dès
qu’on lui amène des preuves que le système politique est corrompu, que
les puissants sont tous des « pourris », ce citoyen va avoir
l’impression de comprendre un peu ce qui le dépasse. Il va être conforté
dans un imaginaire complotiste qui reflète en réalité sa vision de
l’autorité, qui reflète le sentiment qui nous habite tous que nous
sommes des enfants innocents et victimes, manipulés par des adultes
tout-puissants.
Ainsi,
quand Mediapart s’attaque aux puissants, aux personnes en vues, les
nombreuses personnes qui ont justement aujourd’hui cet imaginaire
complotiste et qui ont besoin de se raccrocher à des vérités stables et
définitives, vont penser que ce média-là qui leur apporte les preuves de
la malfaisance des puissances est un média indépendant et objectif. Ils
ne voient pas que cette critique est peu à peu devenue la
Bien-pensance. Aujourd’hui en effet, s’attaquer à la finance
mondialisée, aux riches, aux racistes ne mène personne en prison. Bien
au contraire. Il faut voir le succès du petit ouvrage :
« Indignez-vous » de Stéphane Hessel qui reflète si bien de telles
aspirations.
Bien
entendu, nous ne contestons la nécessité de la recherche de la vérité.
Il est bien que l’on puisse avoir les preuves de la malfaisance de
certains puissants mais il faut constater en même temps que cette
recherche de preuves de malfaisance n’est dirigée que dans une unique
direction.
En
vérité, si l’on veut se donner la tâche de démasquer le Mal dans la
société, alors il faut regarder de tous les côtés : regarder ce qui se
passe dans les syndicats, les partis politiques d’extrême-gauche, les
quartiers de banlieues, les entreprises, les églises, les familles, les
médias indépendants eux-mêmes.
Il
est évident que Mediapart n’a jamais l’idée de faire des enquêtes
inquisitrices avec le même acharnement dans les familles, les quartiers,
dans tous les endroits cachés de la société qui sont en réalité
beaucoup plus soustraits à l’inquisition et à la recherche de preuves
que les personnalités en vue, bien plus exposées.
En
effet, contrairement à ce qu’on croit communément, il est plus facile
d’enquêter sur des personnes exposées par leur train de vie. On est aidé
par les copains de son propre bord, par des réseaux et on les moyens
technologiques, informatiques ou autres, qui sont absolument nécessaires
pour ce travail d’investigation. Et surtout on en a la motivation. On
retrouve là le rôle de l’idéologie. Quand on appartient à un camp
idéologique, et que l’on pense que le peuple est plus vertueux que les
puissants, on ne va pas être très motivés pour aller chercher des
preuves de malfaisance dans les prisons, les cités, chez les
sans-papiers, les immigrés.
Mediapart
se dit indépendant, mais en réalité ce média est indépendant par
rapport à la presse qui est contrôlée par des capitaux appartenant au
monde des dominants. Il n’est pas indépendant de ses préjugés et des
propagandes.
Lorsqu’on
critique les privilégiés d’un système, on s’adresse à des gens qui ont
déjà ce parti-pris que seuls les puissants sont mauvais et corrompus.
Comme cette critique conforte les points de vue ceux qui pensent que le
Mal dans la société existe à cet endroit-là seulement ou principalement,
le sens critique disparaît. A ce moment-là, on croit appartenir au camp
du Bien et on risque de sombrer dans le manichéisme et le complotisme.
Encore
une fois, nous ne disons pas que le combat pour la justice est vain
mais nous tenons à répéter que sans esprit critique, sans une vision
claire de la complexité des réalités sociales, il n’est pas possible de
changer le monde.
On
ne changera pas en profondeur une société inégalitaire et injuste, en
passant de Louis XVI à Robespierre, du Tsar de Russie à Staline, de
Sarkozy à Hollande et même de Hollande à Mélenchon.
La
vraie révolution commence dans le cœur des hommes qui s’unissent pour
combattre en regardant ce qu’ils sont réellement et ce qu’est le monde
autour d’eux sans être manipulés par des propagandes, de quels que bords
qu’elles proviennent.
(article rédigé avec Nicole Rothenbühler)