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mercredi 23 mai 2012

La crise des aidants dans les quartiers populaires



J'ai écrit ce texte en 2002. Dix ans plus tard, rien n'a changé...

Depuis une quinzaine d’années que je travaille dans les banlieues, j’ai vu s’y dérouler ce qu’on a pu appeler les « années de deuil » : les professionnels de la relation d’aide, les travailleurs sociaux, les enseignants ont dû faire le deuil de leur espoir de contribuer à la promotion sociale des enfants des milieux populaires. Violentés à la fois par la crise sociale et par les agressions dont ils sont souvent les victimes expiatoires, ces aidants ont renoncé pour la plupart à l’espérance qui était au cœur de leur mission et abandonné de fait ceux dont ils étaient les alliés naturels : les habitants des quartiers populaires. Les parents immigrés devant faire le deuil de leur projet de réussite scolaire et d’ascension sociale pour leurs enfants et celui d’une intégration professionnelle ascendante, comptabilisent les discriminations raciales à l’emploi et aux portes des boîtes de nuit, les bavures policières et ressassent leurs rancœurs. Certains d’entre eux – une minorité encore – rêvent de devenir un jour des terroristes et en attendant portent aux nues Ben Laden et les héros de la geste palestinienne comme des vengeurs de leurs propres frustrations et humiliations. 

Les policiers, seuls à être présents dans les moments les plus difficiles, se sentent souvent impuissants à assurer l’ordre et la sécurité des citoyens, baissent les bras ou réagissent eux-mêmes par une violence provisoirement contenue. Eux aussi comptabilisent leurs humiliations quotidiennes et leurs victimes.
Ainsi va la France secrète des banlieues au silence parfois interrompu par des mini-émeutes et des incendies de voitures. Secrète ? Oui, parce que c’est une France dont on ne veut pas entendre parler, où se bâtissent peu à peu de véritables frontières intérieures, où se construisent des identités ethniques antagonistes qui structurent désormais la pensée collective des uns et des autres. Bien sûr ce sombre tableau de la réalité sociale doit être nuancé : l’espoir et l’envie de changement sont toujours présents ; les initiatives heureuses et les rencontres paisibles existent encore. Mais pour combien de temps ? Face à ce défi gigantesque, les institutions porteuses de légitimité sont défaillantes. Malgré les apparences, le défi n’est toujours pas relevé : on s’attaque – ou plutôt on fait semblant – de s’attaquer aux symptômes mais aujourd’hui, pas plus qu’autrefois, on ne traite les problèmes à leur racine. A la décharge des responsables politiques et institutionnels, il faut dire que les véritables dysfonctionnements ne sont pas connus. Faut d’information remontante, faute d’une véritable et honnête coopération entre les gens de terrain et leur hiérarchie et aussi entre les différentes catégories de professionnels, les institutions se comportent comme des dinosaures, inadaptées et incapables de réagir subtilement et efficacement à la complexité de la situation. 

Faute également d’une véritable écoute qui permettrait de rendre compte de la totalité des responsabilités qui existent à tous les niveaux, puisque le début sur la sécurité a été confisqué par des idéologies manichéennes dont l’une voit dans les jeunes de banlieue exclusivement des victimes de la crise économique et du racisme et l’autre des individus nuisibles, violents et irrécupérables, à éliminer par tous les moyens. Le résultat est que chaque milieu, de plus en plus séparé par la méfiance et la peur, s’enferme dans des explications mono causales et presque paranoïaques. L’autre devient irréductiblement mauvais : on ne peut que le fuir ou le détruire. Les informations ne circulant plus entre des milieux qui ne se rencontrent pas, chacun ressasse les bribes d’information qui confortent les préjugés et les stéréotypes de son groupe. Le problème de la sécurité, lancinant dans les discours et repris à satiété, est un symptôme majeur, le symptôme majeur d’une maladie de la société. Comme tout symptôme, il contient à la fois le risque - aujourd’hui celui d’une véritable désintégration sociale et peut-être des germes de futures guerres civiles – et une indication sur la piste à suivre pour sortir de l’impasse. 

Risquons une hypothèse : l’insécurité et la violence, loin d’être des phénomènes marginaux, représentent de véritables obstacles au développement et à la vie démocratique des quartiers populaires, et cela pour quatre raisons principales : 

      1) Les professionnels de l’enseignement, de l’éducation, du travail social qui étaient les alliés naturels des habitants des cités et en particulier des jeunes et des enfants pour des raisons idéologiques et affectives (choix du métier, appartenance à des mouvements associatifs ou politiques de gauche, volonté d’émancipation et d’éducation du peuple), se voyant trop agressés et violentés abandonnent de plus en plus la population des quartiers, les jeunes surtout quand ils sont trop « remuants ». Par ailleurs, en se centrant sur les « jeunes violents », en les mettant au centre de toutes les préoccupations, on oublie les autres et leurs souffrances souvent invisibles. On finit par ne plus aimer les habitants, le quartier et on n’est plus porté par l’espérance qui est au cœur de ces métiers. Aussi les jeunes d’origine maghrébine et africaine surtout, sans alliés désormais, voient se confirmer leurs préjugés et leurs paranoïas sur des services publics « incompétents, racistes, coloniaux » ; ils se retrouvent seuls, livrés aux bandes, au caïdat et bien sûr aux islamistes « frères en ethnie et en religion ».

   2) La violence et les agressions permanentes dont ils sont victimes renforcent chez d’autres professionnels représentant classiquement l’ordre et la fermeté – et qui se retrouvent dans l’impuissance – la xénophobie, le racisme, les préjugés, le désir de répression.


    3) La violence empêche la libre expression, la circulation de la parole, donc l’information circulante, l’intelligence collective, donc la résolution des problèmes quotidiens. Plus encore, la violence empêche l’existence du militantisme, du démarchage politique, de l’agora. 

     4) La violence, commise surtout par des « basanés » fait fuir les « blancs » des cités, des écoles, des logements sociaux et donc favorise la ghettoïsation et l’ethnicisation des relations sociales.

Ces professionnels qui travaillent dans et autour des quartiers de banlieue : policiers, pompiers, personnels des établissements scolaires, travailleurs sociaux divers, aujourd’hui démotivés et rendus parfois enragés par leur sentiment d’impuissance et d’inutilité subissent de plein fouet les quatre crises qui affectent notre société : crise de l’autorité, crise des institutions dont nous avons parlé plus haut, crise du lien social, crise du travail et des valeurs qui traditionnellement accompagnaient le travail : ils ne parviennent pas à coopérer avec des populations informées de leurs droits, certes, mais aussi parfois victimisées et déresponsabilisées à partir de commentaires sur leur sort trop bien intentionnés, mais de réflexion courte, ou à partir d’informations de toute origine, et parfois des plus partiales qui les referment davantage sur eux-mêmes et sur les ressentiments qu’ils cultivent et renforcent en vase clos.

Ces professionnels pourraient pourtant devenir les véritables créateurs de la nouvelle richesse : l’intelligence. Car en réalité le développement et même la survie des sociétés humaines ne repose plus uniquement sur l’exploitation des ressources naturelles du sol et du sous-sol mais sur les qualités de coopération éthique, de régulation de la violence, d’intelligence et de partage des informations. Nos sociétés sont malades parce qu’elles ne sont pas adaptées à cette réalité nouvelle et qu’elles vivent sur des schémas archaïques : les institutions – héritières de modèles dépassés ont des fonctionnements qui ne permettent pas le développement de l’intelligence, du pouvoir et de la créativité du plus grand nombre. Elles génèrent des pathologies sociales qui s’expriment par différentes formes de violence, dans tous les milieux sociaux et pas seulement dans les quartiers populaires. La violence sous toutes ses formes est donc un symptôme de cette inadaptation des institutions. Le plus grand danger est que la violence des individus (dépression, toxicomanie, agressivité, délinquance, paranoïa) se socialise et se transforme en violence des groupes et des clans les uns contre les autres, et en une demande de sécurité et d’autorité absolues, donc en conflits ethniques et en totalitarismes.

Pour que le changement soit possible, il est nécessaire de développer la sociabilité et de maîtriser la violence, obstacle justement à la coopération et à l’intelligence collective. Les nouveaux producteurs de cette richesse-là, ou plus exactement des conditions de cette richesse sont les enseignants, formateurs, psychologues, psychothérapeutes, animateurs, associatifs, travailleurs sociaux, policiers et gardiens de prison. Ils ont besoin pour jouer ce rôle d’apprendre à travailler ensemble, d’être outillés et formés, et de voir leur nouveau rôle reconnu et valorisé.

Or malheureusement, pour le moment, ces travailleurs-là vivent sur des représentations archaïques de leur rôle, dans le cloisonnement et le corporatisme, repliés sur des identités défensives et peu valorisées : d’où leur isolement, leur scepticisme, leur découragement, pour ne pas dire leur désespoir. Ainsi, pour ne prendre qu’un seul exemple, l’identité du policier aujourd’hui est en train de se métamorphoser sous nos yeux : les policiers ne peuvent plus être le bras armé d’un état fort qui n’existe plus ni les défenseurs de l’ordre social au service des riches et des puissants. Car les riches et les puissants ont de moins en moins besoin de policiers : ils ont leurs propres moyens de sécurisation : ségrégation sociale, quartiers réservés et surveillés, appareillage électroniques, vigiles et polices privées.

Les policiers, au contraire, devraient pouvoir aujourd’hui contribuer à créer une vie vivable pour les plus démunis : sinon, les peurs et les haines réciproques aboutiront à la création de ghettos de riches et de pauvres, à la création de boucs émissaires, au conflits ethniques et en fin de compte à la tentation du totalitarisme, remède en définitive, faute de mieux, à la solitude , à l’impuissance et à la peur du désordre. Ce qui est vrai des policiers l’est également pour autres professionnels dont nous avons parlé : la crise des représentations et la dure réalité qu’ils doivent affronter ne pourra être résolue que par une métamorphose en profondeur de la conception de leur métier, transformation soutenue et accompagnée par l’ensemble du corps social. Faute de quoi, le pire est possible : les violences collectives se construisent peu à peu, par une sorte de sédimentation des peurs, des haines, des malentendus et des incompréhensions.  

 "La crise des aidants dans les quartiers populaires" de Charles Rojzman publié dans la Revue de Psychologie de la Motivation - n° 34 - 2002 

 

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