Tous les articles et autres contenus publiés sur ce blog sont soumis à la législation en vigueur concernant le droit d'auteur et la propriété intellectuelle

mercredi 1 février 2012

La nécessité des vrais conflits face au "vivre-ensemblisme"


« De la même façon que je suis très réticent à l’idée de ce que j’appelle le « vivre-ensemblisme », je suis méfiant devant le dialogue parfois prôné comme une solution universelle aux problèmes de communication. Il y a là une sorte d’idolâtrie du dialogue liée à une idéologie contemporaine selon laquelle toutes les cultures, tous les groupes seraient à même de cohabiter harmonieusement, s’il n’y avait pas les « gens malintentionnés » voulant la guerre pour satisfaire d’obscures intérêts occultes. Il y a dans cette sorte de pacifisme comme un refus de voir les différences et les conflits qui opposent réellement les peuples et les individus, comme une difficulté à accepter que nous ne sommes pas seulement des êtres rationnels et de bonne foi et que nous pouvons être manipulés par nos passions et nos idéologies. 

Les limites du dialogue

Un exemple de ces dialogues qui font l’admiration des bien-pensants est celui qui rassemble des Palestiniens instruits, tolérants et laïcs, et des Israéliens trotskistes, gauchistes ou antisionistes. C’est également le cas de beaucoup de dialogues interconfessionnels qui réunissent les dignitaires des trois religions monothéistes. J’ai moi-même participé à une rencontre en Macédoine entre leaders religieux chrétiens orthodoxes et musulmans. A la table de conférence, on pouvait entendre de belles paroles ronflantes et si caractéristiques sur la tolérance et l’acceptation de l’autre. Or, en privé, j’ai personnellement entendu les pires horreurs émanant de ces mêmes personnes à l’endroit des représentants de l’autre culte. En aparté, des prêtres orthodoxes ne manquaient pas de s’en prendre à ces Albanais musulmans « tous menteurs, tous voleurs »…En fait, dans ce type de dialogue, l’objectif est de donner une bonne image de soi-même, de se présenter comme un être de raison, d’amour et de tolérance. Un véritable dialogue doit avoir été préparé pour créer les conditions de confiance qui rendront l’échange sincère.
Dans un dialogue véritable, on n’a pas peur d’être jugé, rejeté ou agressé. On peut se montrer tel que l’on est, on peut dire des choses difficiles et parfois blessantes, sans peur de la violence. On ne se contente pas d’accuser l’autre et l’on est aussi capable d’admettre ses propres responsabilités. On s’efforce de maintenir une relative autonomie vis-à –vis de son groupe d’appartenance et de l’idéologie de son milieu.
Pratiquer le dialogue pour le dialogue ne sert à rien. C’est un moyen, non une fin, pour atteindre un objectif qu’on a décidé en commun. Et dans un vrai dialogue, on a appris à ne pas esquiver les véritables conflits qui nous opposent. 

Les risques du vivre-ensemblisme

L’expression « vivre-ensemble » est employée à toutes les sauces depuis plusieurs années, comme si c’était une panacée, la solution miracle à tous nos problèmes. Il suffirait de vivre ensemble pour que par miracle tous nos problèmes disparaissent…Allons-y ! Un peu de volonté, de gentillesse, un doigt de communication, une pincée de dialogue, embrassons-nous et tout va rentrer dans l’ordre ! Essayons de nous comprendre, prenons-nous par la main ! Tout cela n’est qu’une illusion, une poudre aux yeux, et cache de véritables conflits, des intérêts bien pesés, des prises de pouvoir, des ambitions dissimulées. Parlons du réel, que diable ! 

Vivre ensemble ne se résume pas un slogan, à une injonction ou une admonestation, comme autrefois la petite main de SOS Racisme. Les conditions du vivre ensemble ne reposent pas sur une moralisation de la vie commune. Vivre ensemble, c’est le résultat d’efforts multipliés, d’expériences plus ou moins réussies pour surmonter des conflits, parfois des violences. Vivre ensemble, c’est faire société, et une société n’est pas uniquement composée d’individus de bonne volonté, rationnels, parfaitement sains mentalement, comme le suppose ce « vivre-ensemblisme » de bonne compagnie. Vivre ensemble, c’est faire société avec les gens comme ils sont, inégaux, apeurés, angoissés, et aussi entreprenants, rêveurs, délinquants, un peu fous, névrosés. 

Bien sûr, nous devons combattre les idéologies sécuritaires, celles qui revendiquent la force contre le dialogue, la guerre contre les tentatives de paix, et nous indigner des discours de haine. Mais il nous paraît aujourd’hui tout aussi urgent de critiquer en parallèle les pacifistes naïfs qui croient toujours savoir, sans y regarder de près, où sont les victimes, encourageant ainsi la victimisation et contribuant à diffuser les préjugés et les haines. Nous baignons dans une illusion dévastatrice, celle fortement proclamée par l’Europe moderne : il devrait exister une paix définitive et universelle post-Auschwitz, et la voie vers cette paix – dont l’Europe serait l’illustre modèle – serait simplement empêchée par certains esprits chagrins, caractérisés par un nationalisme exclusivement de type occidental. L’antiracisme étant devenu, comme certains l’ont déjà souligné, la nouvelle pensée unique, il y a aujourd’hui une incapacité de désigner un mal qui soit extra-européen, arabe ou africain. Cette façon de penser « avec des œillères » entrave considérablement la résolution des problèmes car elle contribue à une distorsion de la réalité. 

Qu’est-ce que vivre ensemble ?

Dans l’acceptation courante, vivre ensemble suppose que les conflits ne doivent pas exister. Nous devons tous nous aimer ou du moins nous respecter avec nos différences. L’idée est belle et louable, mais elle omet un point essentiel : nous ne sommes pas seulement différents, nous sommes aussi en désaccord, nos avis divergent sur la manière de concevoir la vie en société, l’éducation, le civisme, la religion, le bien et le mal…Vivre sans conflits, cela signifierait taire ce que l’on pense ou désire au profit d’une entente pacifique. Cela signifierait accepter tout des autres, parfois au détriment de nos propres intérêts ou de nos propres convictions. Il s’agirait de tolérer tous les discours et tous les actes pour construire une société sans heurts. 
 
Ce projet est irréaliste et dangereux. Irréaliste parce que l’homme est un être de désirs et de convictions. Il donne du sens à sa vie en s’opposant, en développant des idées, en transformant son environnement, en influençant les autres. Il pense et agit. Le forcer à se taire et à tout accepter reviendrait à nier son existence. Personne si ce n’est en situation de dépression, ne peut se soumettre à une telle annihilation de soi. 

Mais ce projet est surtout dangereux. L’Histoire montre en effet, que, aussitôt appliquée cette vision du vivre ensemble, un bouc émissaire doit être désigné pour représenter le mal, celui qui empêche l’harmonie. Ce projet est celui de tous les totalitarismes, celui de Hitler, celui des islamistes intégristes aujourd’hui et, même sous une forme atténuée de certains bien-pensants de gauche, anti-américains, antisionistes, antiracistes. Dans tous les cas, le mal est ailleurs et la paix n’adviendra  enfin que si l’on se débarrasse de ce mal. J’étais un enfant juif, j’étais le mal sans avoir commencé ma vie. J’aurais pu être un enfant musulman de Srebrenica, un enfant tutsi du Rwanda ou un enfant noir du Darfour et connaître le sort qu’on leur a réservé…Beaucoup d’hommes et de femmes convaincus d’un vivre ensemble de ce type se sont parfois transformés en démons humains. Ils ont livré leur raison en pâture à l’idéologie extrême et à la folie meurtrière. Cette vision  du vivre ensemble n’a rien d’un thème pacifique ; la destruction et la pathologie sociale sont toujours susceptibles de resurgir à travers elle. Il faut construire une vision nouvelle du vivre ensemble, une vision humaine acceptant et prenant en compte chaque homme, naturellement frère d’humanité. Accepter chaque homme, cela signifie accepter de vivre en permanence avec les conflits pour nous préserver de la violence. Ce n’est pas une prescription angélique, c’est une condition de survie, un garde-fou contre les folies collectives. "

Ce texte est tiré de mon livre « Sortir de la violence par le conflit », paru aux éditions La Découverte, en 2008. Plus d’infos sur le livre ici

1 commentaire:

  1. Ce texte est formidable et je le diffuse largement. J'ai néanmoins une question : serait-il possible de développer et expliciter "Un exemple de ces dialogues qui font l’admiration des bien-pensants est celui qui rassemble des Palestiniens instruits, tolérants et laïcs, et des Israéliens trotskistes, gauchistes ou antisionistes." car cette question m'intéresse beaucoup.

    RépondreSupprimer