J'ai écrit ce texte en 2002. Dix ans plus tard, rien n'a changé...
Depuis une quinzaine d’années que je travaille dans les
banlieues, j’ai vu s’y dérouler ce qu’on a pu appeler les « années de
deuil » : les professionnels de la relation d’aide, les travailleurs
sociaux, les enseignants ont dû faire le deuil de leur espoir de contribuer à
la promotion sociale des enfants des milieux populaires. Violentés à la fois
par la crise sociale et par les agressions dont ils sont souvent les victimes
expiatoires, ces aidants ont renoncé pour la plupart à l’espérance qui était au
cœur de leur mission et abandonné de fait ceux dont ils étaient les alliés
naturels : les habitants des quartiers populaires. Les parents immigrés
devant faire le deuil de leur projet de réussite scolaire et d’ascension sociale
pour leurs enfants et celui d’une intégration professionnelle ascendante, comptabilisent
les discriminations raciales à l’emploi et aux portes des boîtes de nuit, les
bavures policières et ressassent leurs rancœurs. Certains d’entre eux – une minorité
encore – rêvent de devenir un jour des terroristes et en attendant portent aux
nues Ben Laden et les héros de la geste palestinienne comme des vengeurs de
leurs propres frustrations et humiliations.
Les policiers, seuls à être présents dans les moments les
plus difficiles, se sentent souvent impuissants à assurer l’ordre et la
sécurité des citoyens, baissent les bras ou réagissent eux-mêmes par une
violence provisoirement contenue. Eux aussi comptabilisent leurs humiliations
quotidiennes et leurs victimes.
Ainsi va la France secrète des banlieues au silence parfois
interrompu par des mini-émeutes et des incendies de voitures. Secrète ?
Oui, parce que c’est une France dont on ne veut pas entendre parler, où se
bâtissent peu à peu de véritables frontières intérieures, où se construisent
des identités ethniques antagonistes qui structurent désormais la pensée
collective des uns et des autres. Bien sûr ce sombre tableau de la réalité
sociale doit être nuancé : l’espoir et l’envie de changement sont toujours
présents ; les initiatives heureuses et les rencontres paisibles existent
encore. Mais pour combien de temps ? Face à ce défi gigantesque, les
institutions porteuses de légitimité sont défaillantes. Malgré les apparences,
le défi n’est toujours pas relevé : on s’attaque – ou plutôt on fait
semblant – de s’attaquer aux symptômes mais aujourd’hui, pas plus qu’autrefois,
on ne traite les problèmes à leur racine. A la décharge des responsables
politiques et institutionnels, il faut dire que les véritables
dysfonctionnements ne sont pas connus. Faut d’information remontante, faute d’une
véritable et honnête coopération entre les gens de terrain et leur hiérarchie
et aussi entre les différentes catégories de professionnels, les institutions
se comportent comme des dinosaures, inadaptées et incapables de réagir
subtilement et efficacement à la complexité de la situation.
Faute également d’une véritable écoute qui permettrait de
rendre compte de la totalité des responsabilités qui existent à tous les
niveaux, puisque le début sur la sécurité a été confisqué par des idéologies
manichéennes dont l’une voit dans les jeunes de banlieue exclusivement des victimes
de la crise économique et du racisme et l’autre des individus nuisibles, violents
et irrécupérables, à éliminer par tous les moyens. Le résultat est que chaque
milieu, de plus en plus séparé par la méfiance et la peur, s’enferme dans des
explications mono causales et presque paranoïaques. L’autre devient irréductiblement mauvais : on ne peut que le
fuir ou le détruire. Les informations ne circulant plus entre des milieux qui
ne se rencontrent pas, chacun ressasse les bribes d’information qui confortent
les préjugés et les stéréotypes de son groupe. Le problème de la sécurité, lancinant
dans les discours et repris à satiété, est un symptôme majeur, le symptôme majeur d’une maladie de la
société. Comme tout symptôme, il contient à la fois le risque - aujourd’hui
celui d’une véritable désintégration sociale et peut-être des germes de futures
guerres civiles – et une indication sur la piste à suivre pour sortir de l’impasse.
Risquons une hypothèse : l’insécurité et la violence,
loin d’être des phénomènes marginaux, représentent de véritables obstacles au
développement et à la vie démocratique des quartiers populaires, et cela pour
quatre raisons principales :
1) Les
professionnels de l’enseignement, de l’éducation, du travail social qui étaient
les alliés naturels des habitants des cités et en particulier des jeunes et des
enfants pour des raisons idéologiques et affectives (choix du métier,
appartenance à des mouvements associatifs ou politiques de gauche, volonté d’émancipation
et d’éducation du peuple), se voyant trop agressés et violentés abandonnent de
plus en plus la population des quartiers, les jeunes surtout quand ils sont
trop « remuants ». Par ailleurs, en se centrant sur les « jeunes
violents », en les mettant au centre de toutes les préoccupations, on
oublie les autres et leurs souffrances souvent invisibles. On finit par ne plus
aimer les habitants, le quartier et on n’est plus porté par l’espérance qui est
au cœur de ces métiers. Aussi les jeunes d’origine maghrébine et africaine
surtout, sans alliés désormais, voient se confirmer leurs préjugés et leurs
paranoïas sur des services publics « incompétents, racistes, coloniaux » ;
ils se retrouvent seuls, livrés aux bandes, au caïdat et bien sûr aux islamistes
« frères en ethnie et en religion ».
2) La
violence et les agressions permanentes dont ils sont victimes renforcent chez d’autres
professionnels représentant classiquement l’ordre et la fermeté – et qui se
retrouvent dans l’impuissance – la xénophobie, le racisme, les préjugés, le
désir de répression.
3) La
violence empêche la libre expression, la circulation de la parole, donc l’information
circulante, l’intelligence collective, donc la résolution des problèmes
quotidiens. Plus encore, la violence empêche l’existence du militantisme, du
démarchage politique, de l’agora.
4) La
violence, commise surtout par des « basanés » fait fuir les « blancs »
des cités, des écoles, des logements sociaux et donc favorise la ghettoïsation
et l’ethnicisation des relations sociales.
Ces professionnels qui travaillent
dans et autour des quartiers de banlieue : policiers, pompiers, personnels
des établissements scolaires, travailleurs sociaux divers, aujourd’hui
démotivés et rendus parfois enragés par leur sentiment d’impuissance et d’inutilité
subissent de plein fouet les quatre crises qui affectent notre société :
crise de l’autorité, crise des institutions dont nous avons parlé plus haut, crise
du lien social, crise du travail et des valeurs qui traditionnellement
accompagnaient le travail : ils ne parviennent pas à coopérer avec des
populations informées de leurs droits, certes, mais aussi parfois victimisées
et déresponsabilisées à partir de commentaires sur leur sort trop bien
intentionnés, mais de réflexion courte, ou à partir d’informations de toute
origine, et parfois des plus partiales qui les referment davantage sur
eux-mêmes et sur les ressentiments qu’ils cultivent et renforcent en vase clos.
Ces professionnels pourraient
pourtant devenir les véritables créateurs de la nouvelle richesse : l’intelligence.
Car en réalité le développement et même la survie des sociétés humaines ne
repose plus uniquement sur l’exploitation des ressources naturelles du sol et
du sous-sol mais sur les qualités de coopération éthique, de régulation de la
violence, d’intelligence et de partage des informations. Nos sociétés sont
malades parce qu’elles ne sont pas adaptées à cette réalité nouvelle et qu’elles
vivent sur des schémas archaïques : les institutions – héritières de
modèles dépassés ont des fonctionnements qui ne permettent pas le développement
de l’intelligence, du pouvoir et de la créativité du plus grand nombre. Elles
génèrent des pathologies sociales qui s’expriment par différentes formes de
violence, dans tous les milieux sociaux et pas seulement dans les quartiers
populaires. La violence sous toutes ses formes est donc un symptôme de cette
inadaptation des institutions. Le plus grand danger est que la violence des
individus (dépression, toxicomanie, agressivité, délinquance, paranoïa) se
socialise et se transforme en violence des groupes et des clans les uns contre
les autres, et en une demande de sécurité et d’autorité absolues, donc en conflits
ethniques et en totalitarismes.
Pour que le changement soit possible,
il est nécessaire de développer la sociabilité et de maîtriser la violence,
obstacle justement à la coopération et à l’intelligence collective. Les
nouveaux producteurs de cette richesse-là, ou plus exactement des conditions de
cette richesse sont les enseignants, formateurs, psychologues, psychothérapeutes,
animateurs, associatifs, travailleurs sociaux, policiers et gardiens de prison.
Ils ont besoin pour jouer ce rôle d’apprendre à travailler ensemble, d’être
outillés et formés, et de voir leur nouveau rôle reconnu et valorisé.
Or malheureusement, pour le moment,
ces travailleurs-là vivent sur des représentations archaïques de leur rôle,
dans le cloisonnement et le corporatisme, repliés sur des identités défensives
et peu valorisées : d’où leur isolement, leur scepticisme, leur
découragement, pour ne pas dire leur désespoir. Ainsi, pour ne prendre qu’un
seul exemple, l’identité du policier aujourd’hui est en train de se
métamorphoser sous nos yeux : les policiers ne peuvent plus être le bras
armé d’un état fort qui n’existe plus ni les défenseurs de l’ordre social au
service des riches et des puissants. Car les riches et les puissants ont de
moins en moins besoin de policiers : ils ont leurs propres moyens de
sécurisation : ségrégation sociale, quartiers réservés et surveillés,
appareillage électroniques, vigiles et polices privées.
Les policiers, au contraire,
devraient pouvoir aujourd’hui contribuer à créer une vie vivable pour les plus
démunis : sinon, les peurs et les haines réciproques aboutiront à la
création de ghettos de riches et de pauvres, à la création de boucs émissaires,
au conflits ethniques et en fin de compte à la tentation du totalitarisme,
remède en définitive, faute de mieux, à la solitude , à l’impuissance et à la
peur du désordre. Ce qui est vrai des policiers l’est également pour autres
professionnels dont nous avons parlé : la crise des représentations et la
dure réalité qu’ils doivent affronter ne pourra être résolue que par une
métamorphose en profondeur de la conception de leur métier, transformation
soutenue et accompagnée par l’ensemble du corps social. Faute de quoi, le pire
est possible : les violences collectives se construisent peu à peu, par
une sorte de sédimentation des peurs, des haines, des malentendus et des
incompréhensions.
"La crise des aidants dans les quartiers populaires" de Charles Rojzman publié dans la Revue de Psychologie de la Motivation - n° 34 - 2002