J’ai en mémoire à l’instant cette intervention que j’ai conduite dans une banlieue de la région parisienne avec un groupe d’adultes de toutes origines. A la fin d’une longue discussion sur les problèmes du quartier, un des participants d’origine égyptienne, me rejoint à la pause et me dit : « tout ça, ce n’est pas l’essentiel. Le vrai problème, c’est la haine. »
La haine… Il me rappelait que nous avions les moyens techniques de résoudre les problèmes mais que les véritables obstacles étaient d’un autre ordre : humains et précisément passionnels. Voilà pourquoi de simples experts ne peuvent régler ces problèmes posés par la vie collective dans les territoires. Pour cela, nous avons besoin de l’adhésion, de la volonté des citoyens. Nous avons aussi besoin de leurs connaissances, de leurs expertises de terrain à eux. Cette intelligence collective est indispensable dans une vraie vie démocratique. Malheureusement, elle n’existe pas vraiment, elle reste bloquée à cause des suspicions et des ressentiments.
Voilà pourquoi j’ai fini par développer une pensée personnelle sur ces sujets et inventer une démarche d’intervention que je pratique depuis vingt ans dans les banlieues françaises mais maintenant aussi et surtout aux Etats-Unis, en Russie, au Moyen-Orient, dans l’Afrique des Grands Lacs et aussi dans différents pays d’Europe occidentale, partout où le vivre-ensemble est menacé ou n’existe plus.
Les résultats sont probants mais leur véritable impact relèverait d’une volonté politique et d’un acharnement à la mise en œuvre… Malheureusement, je n’ai pas suffisamment rencontré cet acharnement… En particulier dans ce pays, où les responsables politiques de droite comme de gauche se contentent trop souvent d’effets d’annonce et ne se risquent pas à entamer des processus qui supposeraient une prise de responsabilité à tous les niveaux.
L’importance du lien
Malgré tout, la rencontre de tous les acteurs des conflits, qu’ils soient habitants de quartiers, policiers, enseignants, élus, ou ailleurs exécutants de génocides, victimes ou auteurs du racisme et de la violence, m’a permis de comprendre le rôle du lien humain dans la résolution des problèmes complexes du monde d’aujourd’hui. Et inversement, j’ai pu constater les dangers de la solitude, du regroupement clanique, de l’égoïsme social et du manichéisme qui attribue aux uns toutes les vertus et diabolise les autres…
Notre époque est marquée par la désintégration sociale, le communautarisme, la ghettoïsation des milieux, les ghettoïsations ethniques et sociales et la ségrégation. Du point de vue émotionnel, nous sommes touchés par la méfiance, la peur et parfois la haine.
On nous parle de plus en plus de démocratie participative et on met en place des dispositifs comme les « conseils de quartiers », ou au Canada les « tables de concertation », sans voir que rien n’est possible sans un lien véritable qui unisse les citoyens.
La démocratie participative est au mieux une coquille vide ou remplie de blabla sans véritable intérêt et au pire, ce qu’on voit dans le fameux printemps arabe, l’expression anarchique des passions collectives manipulées par des propagandes et susceptibles de se retourner contre des boucs-émissaires et de virer carrément au totalitarisme. L’histoire l’a démontré si souvent, le désordre fait peur et se trouve vite remplacé par un ordre imposé et le plus souvent rétrograde.
Alors, attention, il n’y aura pas de véritable vivre ensemble sans un véritable processus d’éducation démocratique !
Mon expérience m’a montré que la sagesse et la raison ne sortaient pas toutes nues de l’expression populaire.
La sagesse et la raison sont des constructions qu’il faut accompagner avec doigté. Faute de quoi cette expression collective n’exprimera que les folies individuelles, surtout dans les périodes dangereuses où le monde vacille sur ses bases et où un sentiment d’insécurité ou de perte engendrent des peurs et des rébellions sans issue.
Créer le lien passe par le conflit
La démocratie participative demande le lien mais ce lien doit se construire à travers le conflit. Or, nous ne sommes pas éduqués au conflit. Bien au contraire, l’évitement des conflits visibles partout est à l’origine de la violence qui empêche le lien. Ce lien ne doit pas être communautaire, tribal, ne doit pas rassembler les mêmes idéologies, les mêmes préjugés, les mêmes rengaines. Il doit se construire à travers le conflit qui met en perspective les différences de normes, de valeurs, de pouvoirs.
Nous évitons le conflit car nous avons peur de la violence et nous tendons à confondre les deux.
Dans ma définition personnelle de la violence, il y a un mélange entre le conflit et une représentation des autres diabolisés, méprisés, enviés. Cette violence s’exprime dans les rapports humains, aussi bien dans les entreprises, les organisations, les quartiers, les familles, par des maltraitances, des humiliations, des culpabilisations, des abandons.
En fait, la violence est la pierre d’achoppement qui nous empêche de réaliser une société plus juste et plus saine.
Nous avons les outils pour l’organisation mais il nous manque les outils humains qui sont la clé du vivre-ensemble.
Les territoires de la République sont la proie des maladies sociales du haut en bas de la société: dépression, sociopathie, paranoïa empêchent de résoudre les problèmes complexes que nous posent le monde d’aujourd’hui. Chacun pour soi ou pour sa tribu, l’autre est un ennemi et pour beaucoup de citoyens, le moi lui-même est accusé de ne pas être à la hauteur.
Alors que faire ?
Il nous faut d’abord éviter tout manichéisme et s’imaginer que les méchants sont d’abord seulement puissants ou racailles, remettre à l’ordre du jour un sens des responsabilités et apprendre à vivre dans une société où le conflit est devenu incontournable.
La crise est là et elle n’est pas seulement économique. Elle est présente partout, c’est une crise de sens, une crise de l’autorité, une crise du travail, une crise du lien.
On ne sortira pas de cette crise multiple par des bouts de ficelles mais par un changement de regard et une évolution qui doit concerner tous les citoyens de ce pays. Sans ce changement en profondeur, nous allons vers ce que nous voyons déjà, la séparation, le dénigrement et la guerre de tous contre tous.
La guerre civile est déjà dans les têtes. Faisons en sorte qu’elle ne détruise pas les dernières fondations de notre vie démocratique, liberté-égalité-fraternité.
Nous savons bien que ce dernier mot, fraternité, est le socle qui permet de réaliser et rendre les deux autres possibles. Mais cette fraternité n’est pas naturelle, elle s’apprend : il faut se consacrer à cet apprentissage qui doit être une priorité aujourd’hui.
J'approuve entièrement cette approche, c'est limpide et c'est du bon sens, pragmatique de surcroît. J'ajouterais toutefois la crise écologique (climatique, énergétique, de la biodiversité…). Nous traitons la Nature (dont nous faisons partie) comme nous traitons nos sœurs et frères humains, et ce lien aussi est à restaurer, d'autant plus qu'il est un fondement du lien entre humains, à mon avis.
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