« De la même façon que je suis très réticent à l’idée de ce
que j’appelle le « vivre-ensemblisme », je suis méfiant devant le
dialogue parfois prôné comme une solution universelle aux problèmes de
communication. Il y a là une sorte d’idolâtrie du dialogue liée à une idéologie
contemporaine selon laquelle toutes les cultures, tous les groupes seraient à
même de cohabiter harmonieusement, s’il n’y avait pas les « gens
malintentionnés » voulant la guerre pour satisfaire d’obscures intérêts
occultes. Il y a dans cette sorte de pacifisme comme un refus de voir les
différences et les conflits qui opposent réellement les peuples et les
individus, comme une difficulté à accepter que nous ne sommes pas seulement des
êtres rationnels et de bonne foi et que nous pouvons être manipulés par nos
passions et nos idéologies.
Les limites du dialogue
Un exemple de ces dialogues qui
font l’admiration des bien-pensants est celui qui rassemble des Palestiniens
instruits, tolérants et laïcs, et des Israéliens trotskistes, gauchistes ou
antisionistes. C’est également le cas de beaucoup de dialogues
interconfessionnels qui réunissent les dignitaires des trois religions
monothéistes. J’ai moi-même participé à une rencontre en Macédoine entre
leaders religieux chrétiens orthodoxes et musulmans. A la table de conférence,
on pouvait entendre de belles paroles ronflantes et si caractéristiques sur la
tolérance et l’acceptation de l’autre. Or, en privé, j’ai personnellement
entendu les pires horreurs émanant de ces mêmes personnes à l’endroit des
représentants de l’autre culte. En aparté, des prêtres orthodoxes ne manquaient
pas de s’en prendre à ces Albanais musulmans « tous menteurs, tous
voleurs »…En fait, dans ce type de dialogue, l’objectif est de donner une
bonne image de soi-même, de se présenter comme un être de raison, d’amour et de
tolérance. Un véritable dialogue doit avoir été préparé pour créer les
conditions de confiance qui rendront l’échange sincère.
Dans un dialogue véritable, on
n’a pas peur d’être jugé, rejeté ou agressé. On peut se montrer tel que l’on
est, on peut dire des choses difficiles et parfois blessantes, sans peur de la
violence. On ne se contente pas d’accuser l’autre et l’on est aussi capable
d’admettre ses propres responsabilités. On s’efforce de maintenir une relative
autonomie vis-à –vis de son groupe d’appartenance et de l’idéologie de son
milieu.
Pratiquer le dialogue pour le
dialogue ne sert à rien. C’est un moyen, non une fin, pour atteindre un
objectif qu’on a décidé en commun. Et dans un vrai dialogue, on a appris à ne
pas esquiver les véritables conflits qui nous opposent.
Les risques du vivre-ensemblisme
L’expression « vivre-ensemble »
est employée à toutes les sauces depuis plusieurs années, comme si c’était une
panacée, la solution miracle à tous nos problèmes. Il suffirait de vivre
ensemble pour que par miracle tous nos problèmes disparaissent…Allons-y !
Un peu de volonté, de gentillesse, un doigt de communication, une pincée de
dialogue, embrassons-nous et tout va rentrer dans l’ordre ! Essayons de
nous comprendre, prenons-nous par la main ! Tout cela n’est qu’une
illusion, une poudre aux yeux, et cache de véritables conflits, des intérêts
bien pesés, des prises de pouvoir, des ambitions dissimulées. Parlons du réel,
que diable !
Vivre ensemble ne se résume pas
un slogan, à une injonction ou une admonestation, comme autrefois la petite
main de SOS Racisme. Les conditions du vivre ensemble ne reposent pas sur une
moralisation de la vie commune. Vivre ensemble, c’est le résultat d’efforts
multipliés, d’expériences plus ou moins réussies pour surmonter des conflits,
parfois des violences. Vivre ensemble, c’est faire société, et une société
n’est pas uniquement composée d’individus de bonne volonté, rationnels,
parfaitement sains mentalement, comme le suppose ce
« vivre-ensemblisme » de bonne compagnie. Vivre ensemble, c’est faire
société avec les gens comme ils sont, inégaux, apeurés, angoissés, et aussi
entreprenants, rêveurs, délinquants, un peu fous, névrosés.
Bien sûr, nous devons combattre
les idéologies sécuritaires, celles qui revendiquent la force contre le
dialogue, la guerre contre les tentatives de paix, et nous indigner des
discours de haine. Mais il nous paraît aujourd’hui tout aussi urgent de
critiquer en parallèle les pacifistes naïfs qui croient toujours savoir, sans y
regarder de près, où sont les victimes, encourageant ainsi la victimisation et
contribuant à diffuser les préjugés et les haines. Nous baignons dans une
illusion dévastatrice, celle fortement proclamée par l’Europe moderne : il
devrait exister une paix définitive et universelle post-Auschwitz, et la voie
vers cette paix – dont l’Europe serait l’illustre modèle – serait simplement
empêchée par certains esprits chagrins, caractérisés par un nationalisme
exclusivement de type occidental. L’antiracisme étant devenu, comme certains
l’ont déjà souligné, la nouvelle pensée unique, il y a aujourd’hui une
incapacité de désigner un mal qui soit extra-européen, arabe ou africain. Cette
façon de penser « avec des œillères » entrave considérablement la
résolution des problèmes car elle contribue à une distorsion de la réalité.
Qu’est-ce que vivre ensemble ?
Dans l’acceptation courante,
vivre ensemble suppose que les conflits ne doivent pas exister. Nous devons
tous nous aimer ou du moins nous respecter avec nos différences. L’idée est
belle et louable, mais elle omet un point essentiel : nous ne sommes pas
seulement différents, nous sommes aussi en désaccord, nos avis divergent sur la
manière de concevoir la vie en société, l’éducation, le civisme, la religion,
le bien et le mal…Vivre sans conflits, cela signifierait taire ce que l’on
pense ou désire au profit d’une entente pacifique. Cela signifierait accepter
tout des autres, parfois au détriment de nos propres intérêts ou de nos propres
convictions. Il s’agirait de tolérer tous les discours et tous les actes pour construire
une société sans heurts.
Ce projet est irréaliste et
dangereux. Irréaliste parce que l’homme est un être de désirs et de
convictions. Il donne du sens à sa vie en s’opposant, en développant des idées,
en transformant son environnement, en influençant les autres. Il pense et agit.
Le forcer à se taire et à tout accepter reviendrait à nier son existence.
Personne si ce n’est en situation de dépression, ne peut se soumettre à une
telle annihilation de soi.
Mais ce projet est surtout
dangereux. L’Histoire montre en effet, que, aussitôt appliquée cette vision du
vivre ensemble, un bouc émissaire doit être désigné pour représenter le mal,
celui qui empêche l’harmonie. Ce projet est celui de tous les totalitarismes,
celui de Hitler, celui des islamistes intégristes aujourd’hui et, même sous une
forme atténuée de certains bien-pensants de gauche, anti-américains,
antisionistes, antiracistes. Dans tous les cas, le mal est ailleurs et la paix
n’adviendra enfin que si l’on se
débarrasse de ce mal. J’étais un enfant juif, j’étais le mal sans avoir
commencé ma vie. J’aurais pu être un enfant musulman de Srebrenica, un enfant
tutsi du Rwanda ou un enfant noir du Darfour et connaître le sort qu’on leur a
réservé…Beaucoup d’hommes et de femmes convaincus d’un vivre ensemble de ce
type se sont parfois transformés en démons humains. Ils ont livré leur raison
en pâture à l’idéologie extrême et à la folie meurtrière. Cette vision du vivre ensemble n’a rien d’un thème
pacifique ; la destruction et la pathologie sociale sont toujours
susceptibles de resurgir à travers elle. Il faut construire une vision nouvelle
du vivre ensemble, une vision humaine acceptant et prenant en compte chaque
homme, naturellement frère d’humanité. Accepter chaque homme, cela signifie
accepter de vivre en permanence avec les
conflits pour nous préserver de la violence. Ce n’est pas une prescription
angélique, c’est une condition de survie, un garde-fou contre les folies
collectives. "
Ce texte est tiré de mon livre « Sortir de la violence par le conflit »,
paru aux éditions La Découverte, en 2008. Plus d’infos sur le livre ici
Ce texte est formidable et je le diffuse largement. J'ai néanmoins une question : serait-il possible de développer et expliciter "Un exemple de ces dialogues qui font l’admiration des bien-pensants est celui qui rassemble des Palestiniens instruits, tolérants et laïcs, et des Israéliens trotskistes, gauchistes ou antisionistes." car cette question m'intéresse beaucoup.
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