Des hommes et des femmes parlent aisément de ce qui se passe dans le monde, analysent, font des commentaires dans les journaux et les forums. Sur certains sujets, ces personnes ont une opinion bien précise, bien définie. Mais connaissent-ils vraiment la réalité dont ils parlent ? Malheureusement non, le plus souvent. Je vois, je lis et j’entends de plus en plus ce que j’identifie comme étant un déni total de la réalité et ce déni est devenu de plus en plus fréquent avec le développement de l’information. Toutes ces personnes, ces sortes de « demi-savants », contribuent de mon point de vue aux difficultés et aux crises de nos sociétés ainsi qu’au sentiment d’impuissance qui se généralise.
Qui est le « demi-savant » ? Il est celui qui sait, il est éduqué, il lit les journaux conformes à ses propres points de vues. Il pense appartenir à une sorte d’élite intellectuelle qui revendique son esprit critique et son imperméabilité aux propagandes contrairement, pense-t-il, aux ignorants et aux personnalités fragiles. La vérité est que ces personnes -comme tout le monde- n’ont pas une vision de la réalité dans toute sa complexité. Tout simplement d’abord parce qu’ils n’ont pas les moyens de la connaître, d’être sur le « terrain », de se confronter à tous ses aspects, à toutes ses vérités. Ensuite, là encore, comme tout le monde, ils regardent cette réalité à travers leurs filtres émotionnels et idéologiques, à travers leurs fantasmes, leur imaginaire, leurs préjugés et leurs certitudes. Ils vont critiquer et analyser la propagande de leurs camps adverses, sans même percevoir la manipulation dont ils sont eux aussi victimes. Ils ont le sentiment d’appartenir au monde de ceux qui savent contrairement à ce pauvre peuple ignorant. Ils appartiennent à cette catégorie que Christopher Lach nomme les talking classes.
Je ne veux pas exprimer de mépris ni de colère à l’encontre de ces « demi-savants ». J’aimerais simplement qu’ils puissent prendre conscience de leurs propres manipulations intérieures, de leurs erreurs de jugements, de ce simple fait qu’ils ne sont pas dans la capacité de regarder la réalité telle qu’elle est. Non pas, parce que ces personnes sont de « mauvaises » personnes, elles-mêmes méprisantes et volontairement inconscientes de leurs nuisances. Mais plutôt parce qu’elles sont comme toutes les autres personnes, en difficulté face à l’appréhension de la réalité.
Ma pratique thérapeutique me l’a prouvé et montré maintes fois, toujours : tous les individus, y compris moi-même parfois, ont de grandes difficultés à appréhender la réalité, celle des autres ou même leur réalité propre. N’avons-nous pas tous du mal à voir nos parents tels qu’ils sont ? Ces « demi-savants » comme tout le monde, répétons-le, regardent le monde qui les entoure à travers des filtres émotionnels qu’ils ont progressivement construits sur les blessures de leur passé, à cause des violences qu’ils ont subi quelles qu’en soient les formes plus ou moins subtiles (l’humiliation, l’abandon, la culpabilité, la maltraitance physique ou psychologique). Il aura fallu à tous trouver le moyen de surmonter ses blessures pour survivre. Or nous le faisons en créant des images de nous-mêmes et des autres souvent déformées, parfois idéalisées ou au contraire diabolisées.
Bien qu’il ne soit pas toujours évident de créer des analogies entre la psychologie individuelle et la psychologie collective, il n’en reste pas moins que ce phénomène -à savoir une distorsion de la réalité - existe aussi bien chez l’être individuel que dans les organisations collectives. Car les organisations collectives sont souvent perméables aux propagandes quand elles vont dans le sens de leur vision manichéenne des problèmes. Voilà comment des événements politiques nationaux et internationaux sont interprétés sans qu’il soit tenu suffisamment compte des réalités objectives. Des exemples ? Il suffit de constater la centralité du conflit entre les israéliens et les palestiniens par rapport à d’autres conflits, la désignation des bons et des méchants au gré des idéologies ou l’indifférence à des massacres commis par ceux qui sont désignés par avance comme des victimes, ou encore un racisme inconscient qui empêche de considérer l’horreur commise par des africains contre d’autres africains et qui attribue ces catastrophes à des ennemis, à tous ceux qui font partie d’un panthéon personnel de boucs émissaires (les Francs-Maçons, les Sionnistes, l’impérialisme américain, les Illuminati, le Groupe de Bilderberg, etc.)
Pour survivre dans le monde, nous créons des images qui nous permettent de l’appréhender plus facilement. Et puis, exercer ce déni de réalité répond à des besoins importants. Cela répond à un besoin de sécurité tout d’abord, parce que cela permet de vivre entouré de repères, de se sentir moins perdu dans un monde fou et complexe. Cela répond à un besoin de reconnaissance également, en donnant un sentiment d’exister, de savoir, de ne pas faire partie des « ignorants ». Et finalement cela répond aussi à un besoin de lien, car de cette manière nous faisons partie d’un groupe de personnes qui pensent la même chose sur tel ou tel sujet, de faire « corps » dans le domaine des idées.
La question reste : « ceux qui savent », savent-ils qu’ils sont eux aussi fragiles et manipulables, qu’ils doivent regarder en eux ce qui les empêche d’appréhender la réalité dans toute sa complexité ?
Attention à ne pas tomber dans l'idéologie selon laquelle seuls les savants (ceux qui savent) labellisés (par qui?) ont une parole digne d'écoute. Sinon, que dire de ce peuple (avec une proportion non négligeable d'incultes, de décérébrés, de psychorigides, de femmes [argument anti suffragette de la belle époque] ...) que l'on reconnaitrai comme souverain? C'est à dire légitime à prendre une décision impliquant toute la société.
RépondreSupprimerDans les tontons flingueurs, Michel Audriard fait dire à Lino Ventura "les cons, ça osent tout (même d'écrire alors qu'ils ne sont pas des spécialistes qualifiés de la chose); c'est à ça qu'on les reconnait". Pour ma part, je dirai plutôt " Les cons ne doutent de rien; ils n'ont que des certitudes". Faudrait leur apprendre à dès-apprendre; sinon comment pourrait-on faire évoluer son paradigme initial inculqué?
Quand à l'appréhension de la complexité. Sachant, comme le dit si bien, en tant de volumes, Edgard Morin « toute chose et phénomène doit être appréhendé sous tous les angles disponibles (disponible au sens de ce que l'on maîtrise), sinon on risque de nier des dimensions de sa réalité". Reste une interrogation, est-ce de la réalité dont on cause ? Ou ne causerait-on pas plutôt « de l'appréhension que nous avons de la réalité ». Dans un monde sans homo sapiens, sans autre espèce ayant évolué jusqu'à la représentation symbolique ou de la maîtrise du feu, la réalité sera pourtant déjà là; avant tout discours sur son fait ; sans que l'on ai besoin que quelque organisme pluricellulaire cognitivement développé ne se pose la question de savoir si la réalité qu'il appréhende ne serait pas plus réaliste s'il complexifiait sa méthode et ses outils appréhension.
Pourquoi je dis cela, moi ?
Parce qu'il est samedi soir, que je suis seul, et que je m'emmerde un peu. Pour m'occuper, je surfe sur le net à la recherche de sens.
Erratum : l'écrit date d'un vendredi(5 juillet 2011) et non d'un samedi. J'ai encore abusé de ce satané cuve de vin sous vide (du bordeaux vieillit en chût de chêne).
RépondreSupprimertous les maitres à penser autoproclamés devraient lire et relire cet article
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